FRANCIS FUKUYAMA FUSTIGE LE NÉO-LÉNINISME DES NÉOCONSERVATEURS
On n’est jamais mieux informé sur la réalité d’un mouvement que par ceux qui l’ont accompagné, qui l’ont nourri, et qui en sont revenus. La morsure d’un ancien compagnon de route est bien plus douloureuse pour ceux qui restent que la morsure d’un ennemi de toujours. C’est l’enseignement de la prise de distance de Francis Fukuyama avec les néoconservateurs. Le théoricien controversé de la Fin de l’Histoire a pourtant participé activement au Projet pour le Nouveau Siècle Américain, lancé en 1997. Il a signé une pétition recommandant au Président Bill Clinton de renverser le dictateur irakien Saddam Hussein, avant même l’arrivée de George W. Bush et des néoconservateurs à la Maison-Blanche. Depuis, il a condamné la dramatique impréparation de l’invasion américaine en Irak, et n’a de cesse de fustiger le dangereux idéalisme messianique de ces aventuriers. Dans le sillage de la présentation de son dernier ouvrage America at the Crossroads: Democracy, Power, and the Neoconservative Legacy paru en 2006, il a donné le 25 juin 2007 une interview sans concession au quotidien russe Kommersant. Extraits.
« Avec l'arrivée au pouvoir de l'administration Bush et particulièrement après le 11 septembre 2001 s'est imposée l'idée selon laquelle l'Amérique étant la première puissance du monde, elle se devait de s'occuper des problèmes les plus importants de la planète : le terrorisme, les droits de l'homme et les crises humanitaires. Et ce point de vue, doublé de la guerre en Irak, a été à l'origine d'une vague d'antiaméricanisme sans précédent dans le monde. Il s'est avéré que même nos plus proches alliés européens ne considéraient pas que nous ayons le droit de nous comporter de la sorte. Je pense que la politique étrangère américaine se trouve aujourd'hui dans une situation critique. Nous avons réussi l'exploit de nous placer en opposition avec la presque totalité du monde. Loin d'avoir pu améliorer la situation en matière de terrorisme, nous l'avons même aggravée. Dans « L'Amérique à un carrefour », je me demande de quelle manière nous pourrions parvenir à nous sortir de là, et comment rétablir l'image de l'Amérique aux yeux du reste du monde.
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- Il n'y a pas longtemps, vous avez annoncé aux médias la fin du « moment néoconservateur ». N'avez-vous pas peur d'annoncer à nouveau la fin de quelque chose, alors même que tout le monde s'accorde sur le fait que la fin de l'histoire que vous aviez annoncée n'a pas eu lieu ?
- Je ne peux rien faire contre cela. « La fin de l'histoire » a dans l'ensemble été mal interprétée. Beaucoup ont compris que plus aucun événement ne se produirait dans le monde : ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. Avec « La fin de l'histoire », j'ai abordé les choses, en quelque sorte, d'un point de vue marxiste : j'ai regardé le monde à l'aune de la théorie du développement et de la modernisation. Quand j'ai écrit qu'à la fin de l'histoire il y aurait non pas l'utopie communiste mais une forme de la démocratie bourgeoise, j'ai seulement changé la fin du schéma marxiste, mais pas son mécanisme d'évolution. Je suis certain que nous continuons à nous approcher de la fin de l'histoire. Pour ce qui est de l'époque néoconservatrice, je pense que jamais plus à l'avenir les idées néoconservatrices n'auront autant d'influence sur la politique américaine que lors du premier mandat de George W. Bush. L'administration Bush a mis en pratique les idées des néoconservateurs. Cela ne se produira plus jamais. L'année prochaine, nous aurons une nouvelle administration dont les priorités, j'en suis sûr, seront bien différentes.
- Vous avez même été jusqu'à comparer néoconservatisme et « léninisme ».
- L'idée du léninisme consiste à accélérer, par des méthodes violentes, le processus de développement et de modernisation. C'est ce que Lénine a fait dans votre pays et ce que l'administration Bush, d'après moi, a décidé de faire à l'échelle du monde : accélérer par la force le processus de démocratisation. C'est pourquoi je les ai appelés léninistes ».
Comme l’explique Pierre Grosser dans Alternatives Internationales (N°33, décembre 2006), Francis Fukuyama ne récuse pas la totalité du corpus néoconservateur, mais analyse son legs et ses origines ; il est en revanche très « critique à l'égard de la politique de l'administration Bush et de la « deuxième génération » de néocons, en particulier William Kristol et Robert Kagan, qui avaient critiqué l'évolution de Reagan et la « frilosité » de Bush père alors que Fukuyama avait travaillé pour eux et vanté leur bilan. Sauver l'héritage néoconservateur, c'est donc montrer que les racines sont saines. Fukuyama rappelle ses thèses contre l'impatience « léniniste » des jeunes néocons : la démocratie triomphera, non par la force des armes, mais comme conséquence de la modernisation. Cette modestie sur la capacité américaine à transformer le monde est bienvenue ».