PREMIÈRE PARTIE : « L’OPTION JORDANIENNE » OU LE « TRANSFERT » COMME SOLUTION À LA QUESTION PALESTINIENNE (2)
On appelle « option jordanienne » pour la résolution de la question palestinienne la politique qui consiste à promouvoir le « transfert » de la population arabe vivant à l’ouest du Jourdain (c’est-à-dire dans les Territoires palestiniens de Cisjordanie) vers l’est du Jourdain (c’est-à-dire vers la Jordanie actuelle). La formule des adeptes de cette solution est on ne peut plus claire : « il existe déjà un Etat palestinien, c’est la Jordanie ». Pour comprendre l’origine de « l’option jordanienne », il faut remonter à l’époque de la Palestine mandataire sous administration britannique.
En avril 1920, la conférence de San Remo octroie aux Britanniques un mandat sur la Palestine. Ce que l’on appelait alors Palestine était un vaste territoire regroupant les Etats actuels d’Israël, des Territoires occupés, et de la Jordanie. En septembre 1922, les Britanniques coupent ce territoire en deux : à l’est du Jourdain, ils fondent le royaume hachémite de Transjordanie (future Jordanie), et placent à sa tête le roi Abdallah. Le territoire situé à l’ouest du Jourdain conserve le nom de Palestine, et c’est sur ce territoire que l’Agence juive commence à organiser l’immigration des Juifs. La plupart des chefs arabes refusent alors ce projet sioniste, et fomentent plusieurs révoltes contre les villages juifs. La situation devient explosive. Entre temps, le double jeu des Britanniques se retourne contre eux : après avoir promis aux sionistes que la Palestine (donc le territoire à l’ouest du Jourdain) serait placée « dans des conditions politiques, administratives et économiques qui permettront l’établissement d'un foyer national juif et le développement d’institutions d’auto-gouvernement » (déclaration de San Remo), ils font volte-face et promettent en 1939 que la Palestine deviendra un Etat indépendant unitaire (donc, de facto, à majorité arabe) sous dix ans. Après la Seconde Guerre Mondiale, les sionistes entrent donc en guerre contre les Britanniques, et s’organisent en groupes radicaux (Irgoun, Lehi), parfois terroristes. Finalement, menacée d’enlisement, la Grande-Bretagne remet son mandat à l’ONU, et l’Assemblée générale décide le 30 novembre 1947 de partager la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe. La naissance de l’Etat d’Israël est officiellement proclamée le 15 mai 1948. L’Etat arabe, lui, ne verra jamais le jour : ce sont ce que l’on appelle, depuis la Guerre des Six Jours de 1967, les Territoires occupés.
Repoussant opportunément plus de 80 ans d’Histoire, les tenants de l’option jordanienne se fondent, eux, sur le premier partage de la Palestine mandataire effectué par les Britanniques en 1922 pour justifier leurs prétentions sur l’ensemble des terres à l’Ouest du Jourdain. En somme, selon eux, plus de 70% de la Palestine est déjà revenu aux Arabes (c’est la Jordanie), les 30% restants, le territoire actuel d’Israël et la Cisjordanie, doivent revenir aux Juifs. « Les Palestiniens ont déjà un Etat, c’est la Jordanie », clament-ils. Depuis 1922, il ne s’est rien passé ! La Cisjordanie doit demeurer de toute éternité la Judée Samarie, terre des Juifs selon la Bible. Or une telle conception implique une décision inévitable : le « transfert » (c’est le terme utilisé) de tous les Arabes vivant en Judée Samarie (Cisjordanie) vers les Etats arabes voisins.
À ce stade, soyons clairs à notre tour, et appelons les choses par leur nom : ce que les extrémistes israéliens nomment pudiquement « transfert », c’est donc le déplacement forcé de l’ensemble d’une population considérée comme parasitaire. En langage non politiquement correct, on appelle cela une déportation. Stricto sensu. Le « transfert » est un doux euphémisme qui masque une réalité bien moins plaisante : la purification ethnique. Cette volonté de purger la terre d’Israël de tout élément non-juif est ainsi l’objectif de l’extrême droite autour de laquelle gravitent des rabbins fanatiques aux pulsions génocidaires, comme nous le verrons longuement dans la troisième partie de ce dossier.
En attendant, arrêtons-nous sur le concept de « transfert ». Pour être précis, il existe deux options différentes, quoique complémentaires, défendues par les extrémistes israéliens : une solution « soft » et une solution « hard ».
La solution « soft » : le plan de paix Elon, du nom de Benyamin Elon, dirigeant du parti de droite radicale Moledet. Le plan Elon, rejeté par la quasi-totalité de la classe politique israélienne, a en revanche reçu un écho assez favorable auprès de la population israélienne, selon un sondage réalisé en 2005. Il s’oppose aux propositions de désengagement progressif des Territoires occupés, qui prévalent depuis 1967, et qui ont servi de base à tous les plans de paix (Camp David, processus d’Oslo, feuille de route). Le plan Elon repose au contraire sur une annexion rapide de la Cisjordanie et de Gaza par Israël, la dissolution de l’Autorité palestinienne, et le transfert « volontaire » (sic) des Palestiniens vers les Etats arabes voisins. La Jordanie doit être reconnue comme l’unique représentante de l’Etat palestinien ; les Arabes qui ont choisi de rester sur le territoire à l’ouest du Jourdain jouiraient d’une forme d’autonomie politique mais sous autorité souveraine israélienne. Cette solution a été adoptée par le ministre Effie Eitam, illuminé au racisme assumé, et membre du parti d’extrême droite Mafdal (Parti National-Religieux). Ce fanatique, sur les propos duquel nous reviendrons dans notre troisième partie, indique « qu’il n’est pas question d’octroyer aux Arabes la souveraineté et une armée sur la moindre parcelle d’Eretz Israël (aux frontières bibliques) située à l’ouest du Jourdain ». Il ajoute qu’une « solution régionale et territoriale au problème palestinien doit être trouvée dans le Sinaï égyptien et en Jordanie ».
La solution « hard » : le plan Locke. Robert Locke est un ancien éditorialiste du webzine néoconservateur FrontPage Mag, dont il a été exclu pour incitation à la haine raciale et apologie d’épuration ethnique. Alors qu’il faisait encore partie de l’équipe de FrontPage, il a en effet donné un article pour le site racialiste américain VDARE, dans lequel il expose son « plan de paix » pour la résolution du conflit israélo-palestinien. Publié le 8 juillet 2003, ce papier intitulé « Is Population transfer the solution to the Palestinian Problem – and some others ? » est sans ambiguïté. Robert Locke propose de déporter l’ensemble de la population arabe vivant sur le territoire du Grand Israël vers la Jordanie, par l’usage de la force. Le but : un Etat juif ethniquement pur. Les Arabes israéliens seraient également déchus de leur nationalité. Pour mener à bien cette déportation, Israël devra conquérir militairement une partie de la rive est du Jourdain afin d’y parquer provisoirement les Palestiniens réticents. Ce plan correspond aux aspirations de la faction la plus extrémiste du Parti National-Religieux, et surtout des colons les plus fanatisés, regroupés autour du mouvement ultrareligieux et terroriste Kach.
Le parti d’extrême droite Israël Beitenou, créé en 1999 par Avigdor Lieberman, focalise pour sa part son discours autour d’une épuration des Arabes israéliens, présentés comme une « bombe à retardement » dans le corps sain du pays. Fin mai 2004, il a préconisé un « plan » d’échanges territoriaux et de populations entre Israël et l’Autorité palestinienne, « pour créer deux Etats ethniquement homogènes ». Ce plan de modification des frontières d’Israël (afin de séparer la majorité juive du 1,4 million d’Arabes israéliens, dont la loyauté à l’Etat hébreu est régulièrement mise en doute par Lieberman), constitue l’essentiel de la plate-forme politique d’Israël Beitenou. À l’adresse des députés arabes de la Knesset, Lieberman a formalisé ses menaces de déplacement de population en lançant : « Vous [les Arabes israéliens, ndlr] êtes ici à titre temporaire, et un jour, nous nous occuperons de vous ». Un discours qui en rappelle un autre… Exactement le même avertissement lancé au Parlement de Bosnie en février 1992 par Radovan Karadzic, à l’adresse des députés musulmans… On sait comment l’histoire s’est terminée. Ministre des affaires stratégiques du gouvernement Olmert, Avigdor Lieberman a démissionné de son poste le 16 janvier 2008 pour condamner les pourparlers de paix engagés par le gouvernement avec l’Autorité palestinienne.
Le « transfert » des Arabes de Palestine est ainsi une pulsion récurrente en Israël. L’autre volet du projet suprémaciste juif est la réorientation totale du processus de paix. Les accords de Camp David en 1979 ont marqué la première radicalisation de certains acteurs politiques israéliens, désireux de liquider l’option « deux peuples pour une terre ». Le processus de paix d’Oslo en 1993 a donné le coup d’envoi de la seconde radicalisation, qui a abouti à l’élection du faucon Benyamin Netanyahu. Comment se manifeste cette radicalisation ? À chacun de ces moments-clé, un intense lobbying était mené par des think-tanks favorables aux thèses bellicistes afin de convaincre les dirigeants politiques d’adopter des solutions proches des thèses néoconservatrices pour le règlement de la question palestinienne et la promotion de la sécurité d’Israël au milieu d’un environnement hostile. C'est ce que nous allons détailler dans la seconde partie de notre dossier.
SECONDE PARTIE DE NOTRE DOSSIER : L'ALLIANCE DES NÉOCONSERVATEURS AMÉRICAINS ET DE LA DROITE RADICALE ISRAÉLIENNE